COMMENT ON A TUÉ CHE GUEVARA Paris Match N° 977 Du 30/12/1967 - Par Michèle Ray La montagne désertique, recouverte de broussailles est sillonnée de gorges profondes. Dans l'une, celle de Churo, large de 6 à 10 mètres, 25 hommes cheminent. C'est la nuit du samedi 8 au dimanche 9 octobre. Un homme se trouve à la tête du groupe, il s'agit d'un guérilléro du nom de Ramon. Le dernier combat a eu lieu il y a onze jours à quelques kilomètres, près du village de la Higuera. Ce jour-là, 28 septembre, Coco Peredo, le chef bolivien de la guérilla est tombé. Depuis une compagnie de rangers commandée par le capitaine Gary Prado cantonne dans le village. Ramon et ses hommes arrivent sur un petit champ de patates en bordure du torrent et au pied d'un énorme figuier. Il est minuit passé. Ils décident de s'arrêter pour dormir. Un paysan, en espagnol un "campesino", qui dormait là pour surveiller ses semences, les a entendus. Le gouverneur a promis une prime de 50 000 pesos. Le campesino court vers la Higuera, vers le capitaine Prado... Pendant que les guérilleros dorment, leurs adversaires ont mis le dispositif en place. Au matin quatre pelotons sont en surplomb sur les deux côtés de la gorge et deux sections bloquent les sorties, l'une vers le sentier menant à la Higuera, l'autre vers le rio Grande. Ils sont armés de mortiers et de mitrailleuses. Premier contact vers 1 heure. Quatre morts chez les rangers. Second contact vingt minutes plus tard. Puis le silence, presque plus inquiétant que les rafales. Soudain, vers 3 heures de l'après-midi, à la hauteur du petit carré cultivé où Ramon et ses hommes ont passé la nuit. l'enfer se déchaîne. Mortiers, mitrailleuses, grenades. Les rocs se détachent, les pierres roulent. La section du sergent Huanca, remontant la gorge en venant du rio Grande, fait office de blockingforce. Pour les assiégés plus qu'une solution grimper. Ramon est blessé à la jambe et une balle a traversé le canon de son fusil Garant. Son camarade Willy le hisse. Une dizaine de mètres abrupts, puis un faux plat et une montée. Ils montent en s'accrochant aux broussailles, aux épineux. Willy aide Ramon qui ne peut plus bouger sa jambe et commence à étouffer, il a une crise d'asthme. Tous les deux ont les mains en sang. Willy n'a pas eu le temps de lâcher Ramon pour prendre son arme. Brusquement quatre soldats ont surgi devant eux et les entourent. Ils sont prisonniers. – Je suis Che Guevara, dit simplement "Ramon". Gary Prado est arrivé. Il prend une photo dans sa poche, regarde la cicatrice sur la main de Ramon. – C'est bien lui, s'écrie-t-il. Ce qui paraissait impossible est arrivé. Le Che est entre ses mains. « J'ai eu un choc, dira-t-il plus tard, une sorte d'éblouissement ». Il confie ses deux prisonniers, quatre autres guérilleros ont été tués, les dix-neuf autres ont pu fuir, à cinq de ses hommes avec interdiction formelle de leur adresser la parole. A Vallegrande, cinq minutes plus tard, le colonel Joaquin Zenteno, qui commande la 8e division, a reçu la nouvelle en code. « 500 Canzada » 500 veut dire Guevara. Canzada qui signifie fatigué, veut dire en code : prisonnier. Le Che est assis près de Willy en plein soleil au milieu des broussailles. Il est secoué par une nouvelle crise d'étouffement. Les soldats chuchotent et le fixent. Il les regarde sans les voir. Il pense à ses compagnons. Morts ? Echappés, et combien ? Il ne peut que penser et écouter les bruits de la sierra. C'est un peu avant la nuit que la petite caravane se met en marche. Willy avance seul les poings liés, et Guevara, sur un seul pied soutenu par deux soldats. Derrière eux des mules portent les rangers morts ou blessés dans des couvertures. La Higuera est un hameau perdu dans la montagne à 2500 mètres d'altitude et à trois heures de cheval de Incara, village lui aussi perdu dans la sierra mais accessible à une jeep. Quatre cents habitants, des maisons basses en terre sèche à toit de tuile. Pas de voiture, pas même une jeep. Quelques ruelles étroites et empierrées dont la principale, un chemin de muletier s'élargit vers le centre formant une petite place. Sur cette place, il y a l'école avec ses deux portes basses, ses deux fenêtres fermées par des barreaux de bambou et à l'intérieur deux petites pièces, les salles de classe. Le Che est assis dans la plus grande des deux salles sur le banc du fond le dos au mur, les mains liées. Le soldat qui l'a conduit lui a préparé et allumé une pipe avant de s'en aller. Pas d'électricité, pas de lampe à pétrole. Le prisonnier est seul dans le noir, seul avec lui-même, dans le brouhaha des voix qui parvient jusqu'à lui. Le défilé des officiers supérieurs qui va durer jusqu'au lendemain midi, commence avec le colonel Selich. Il est arrivé le premier en hélicoptère, sous prétexte d'apporter du ravitaillement, mais surtout pour faire régner le calme en attendant les ordres. Sur la place du village, Prado distribue à ses hommes les objets appartenant aux prisonniers. Ramon, blessé, a réussi à cacher dans la broussaille la sacoche contenant ses documents qui, elle, sera retrouvée deux jours plus tard par un paysan, mais il a gardé son sac à dos. Autour du sac on s'arrache ses souvenirs. On fait des échanges. Des disputes éclatent. Dans une petite boîte il y a des boutons de manchettes. Le sous-lieutenant Perez pousse brutalement la porte de la classe. – Ils sont à toi ? demande-t-il au Che. Oui, et je désire qu'ils soient remit à mon fils. Perez ne répond pas, et sort. Un autre officier, Espinosa, voudrait une pipe. Celle qui était dans le sac est déjà prise. Il veut faire un échange. Rien à faire. Il se précipite dans l'école, marche vers le Che, le prend par les cheveux le secoue, et lui arrache la pipe de cristal qu'il est en train de fumer. – Ah ! tu es el famoso Che Guevara ! – Oui, je suis le Che ! Ministre aussi ! Tu ne vas pas me traiter de la sorte répond le prisonnier. Et avec son pied valide, d'une détente brusque, il envoie Espinosa buter contre les bancs. Il toise les officiers d'un regard à la fois méprisant et ironique. Aux soldats, au contraire, il répond avec douceur, comme en a témoigné le radio-opérateur Ramberto Villaroel. On lui envoie enfin un infirmier. « Après avoir passé tout l'après-midi dans la zone de combat et une partie de la soirée auprès de nos blessés, a raconté cet infirmier, Fernando Sanco, au journaliste Jorge Torrico, je suis allé examiner le Che. Une mauvaise blessure à la jambe... C'était la seule. Je la rinçai à l'eau et avec un désinfectant. » Selich après avoir tenté en vain de l'interroger se décide à laisser le prisonnier seul. Dehors il fait renforcer la garde. Le lundi matin le Che semble avoir envie de parler. Il réclame la "maestra", la maîtresse d'école du village. Jeune, vingt-deux ans, brune aux yeux verts, Julia Cortez raconte : « J'avais peur d'y aller, peur de me trouver devant une brute... Et j'avais devant moi un homme d'allure agréable au regard doux et moqueur à la fois... Il m'était impossible de le fixer dans les yeux. » – Ah ! vous êtes la maestra ! savez-vous qu'il ne faut pas d'accent sur le "se" de "ya se leer" ? lui dit-il en guise de préambule et en montrant un des dessins qui pendaient au mur. Il se moquait gentiment et ses yeux riaient. – Vous savez, à Cuba, il n'existe pas d'école comme celle-ci. On dirait un cachot. Comment les enfants des "campesinos" peuvent -ils étudier... C'est anti-pédagogique ! – Nous somme un pays pauvre. – Mais les gouvernants et les chefs militaires ont des Mercedes et bien d'autres choses... Verdad ! C'est pour cela que nous combattons. – Vous êtes venus de très loin pour combattre en Bolivie – Je suis un révolutionnaire et j'ai été dans beaucoup d'endroits. – Vous êtes venus pour assassiner nos soldats. – Vous savez, la guerre se perd et se gagne. La "maestra" a rapporté cette conversation à Jorge Torrico. « Je baissais les yeux en lui parlant, dit-elle... Son regard était insoutenable. Perçant... et si tranquille. » « Vous l'avez tué, dit Willy, ça m'est égal de mourir ! » Vers midi, le Che la fit rappeler. Il savait qu'il ne lui restait plus que quelques moments à vivre. Sûrement moins d'une heure. Que voulait-il lui dire, lui faire savoir ? Quelque chose d'important ? Mais elle refusa : « Je ne sais pas pourquoi, dit-elle aujourd'hui, je le regrette maintenant. c'est peut-être à cause de ses yeux, de son regard... » Un hélicoptère de l'armée que pilote le major Nino Guznian se pose et repart sans cesse. « Difficile de préciser qui est venu, et avec qui », déclare le "correcidor", c'est-à-dire le maire du village, Anibal Quiroga. « Trop de va-et-vient, de mouvement, mais je sais qu'il y avait là le général Ovando, le général Lafuente, le colonel Zenteno, le contre-amiral Hugarteche et aussi un agent de la C.I.A., Gonzalez. » A la descente d'hélicoptère, le contre-amiral récompense les rangers en distribuant à la ronde de l'argent de la main à la main. Et tous vont défiler devant cet homme qui ne craint pas de mourir. Ils savent que leurs interrogatoires ne serviront à rien et qu'ils n'auront en réponse droit qu'à des injures, à un regard méprisant. Peu à peu leur sentiment de victoire se transforme en une sorte de rage impuissante. Les poignets attachés, assis sur son banc, le dos au mur, il les contemple. Il les nargue. Ils ont un choix difficile. Le garder prisonnier ? Mais pour combien de temps ? Le liquider ? Mais alors ne risquent-ils pas d'en faire un martyr ? Et qui sait si ce Che Guevara mort ne sera pas encore plus dangereux que le Ramon de la Selva. Ensemble ou à tour de rôle, ils essaient quand même de le faire parler. Le contre-amiral Hugarteche s'approche. Vivement il recule, rouge de colère. Le Che lui a craché au visage. Un peu avant midi trente les officiers supérieurs repartent. Les ordres sont précis. C'est qu'entre-temps un autre guérillero, qui avait réussi à s'échanger, a été repris. Benjamin, dit "El Maestro", a été trouvé par les rangers complètement prostré. Depuis la capture de son chef, il n'avait plus envie de fuir. On l'a mis dans l'autre classe avec Willy. Il est 13 heures, le Che s'est levé. Il a entendu des éclats de voix venant de dehors. Une dispute. – Moi aussi, je veux y aller. – J'y vais d'abord. – Toi, tu auras Willy et El Maestro. Alors la porte s'ouvre et le sous-officier Mario Teran entre, sa carabine M2 sur la hanche. – Assieds-toi, dit-il. – Pourquoi, puisque tu vas me tuer, répond le Che, calmement. – Non assieds-toi ! Les yeux baissés en évitant de regarder son prisonnier, Teran fait semblant de repartir. Brusquement une rafale... Le Che s'écroule. Derrière lui sur le mur, les balles ont fait deux trous sanglants de la grosseur du poing. Il est là, agonisant. Perez entre dans la pièce, un revolver à la main. Il s'approche et achève l'homme à terre d'une balle dans le cou... « Un trou pour le formol », dira le lendemain aux journalistes le docteur Moïse Abraham. Deux ou trois hommes ont suivi Perez dans la salle de classe. Tous maintenant veulent tirer aussi sur l'adversaire si longtemps invincible. « D'accord, dit l'officier, mais pas au-dessus de la taille. – Alors, on tire dans les jambes. » Parmi les hommes qui se précipitent, il y a l'infirmier, Fernando Saneo, le même qui la veille a soigné la jambe du captif. Dans la pièce voisine, Willy et El Maestro. Quand à son tour leur porte s'ouvre, ils savent le sort qui les attend. C'est le sergent Huanca, qui, une arme à la main, fait face aux deux hommes assis par terre et attachés. « Vous l'avez tué, crie Willy, ça m'est égal de mourir puisque c'est avec lui. » Une rafale, Willy et El Maestro tombent sur le côté. Au mur, autour des trous faits par balles, il y a du sang mélangé à des cheveux. Dans sa maison à une cinquantaine de mètres, Julia Cortez, la maîtresse d'école a entendu la fusillade. Elle se précipite. Celui qu'elle ne pouvait pas regarder parce qu'il lui donnait mauvaise conscience est étendu dans une mare de sang. Elle a les larmes aux yeux. Elle sait maintenant que toute sa vie elle regrettera de n'être pas venue le revoir. De partout les paysans arrivent, se mêlant aux militaires qui vont chercher des brancards pour étendre les cadavres. L'agitation est grande. Ceux qui ont vu, ceux qui savent expliquent à ceux qui arrivent. En dix minutes tout le inonde saura. Et c'est justement pour cette raison que deux mois après le village sera encore bouclé. Un officier relève le bas du pantalon du Che, ouvre sa veste, compte les blessures. Cinq aux jambes, une sous le sein gauche, une à la gorge, une à l'épaule droite une sur le bras droit. Neuf blessures et non pas sept comme diront les médecins de Vallegrande. Il est trois heures et les brancards sont près des hélicoptères lorsque arrive à cheval le père dominicain Roger Schiller. Mais c'est trop tard. « Dès que j'ai eu la nouvelle, ce matin. je me suis dépêché de venir. Mais j'étais loin. Lorsque je suis arrivé... "ils" l'avaient déjà tué. » Et pendant que le père se dirige vers l'école, les officiers donnent des consignes. Le soldat qui avait pris un rouleau de photos du Che prisonnier à la "Quebrada" et sur le chemin du retour doit faire brûler ce rouleau devant eux. « Je suis allé à l'école, continue le père. Il fallait la nettoyer Par terre je trouvai une balle. Tenez, regardez, elle est déchiquetée. Je la garde en souvenir. Le sang était mélangé à la terre. Dans la classe où étaient Willy et El Maestro, le sang avait giclé partout. » Et le père apprend que tout à l'heure une femme est venue chercher de l'eau pour laver le visage du mort, et qu'elle a dit : – Qu'il est beau, on dirait le Christ ! La Higuera, en espagnol, veut dire le figuier. Et tous ces « campesinos » très superstitieux qui n'ont jamais aimé le nom de leur village ne pensent plus maintenant qu'à une chose : ils ont peur que le Che les ait maudits, comme le Christ avait maudit le figuier. |