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Le blog satirique du Papy Mouzeot

L'interview de Julian Assange accordé à Hans Ulrich Obrist

Julian AssangeBâillonné... mais pas muet !

 

http://img11.hostingpics.net/pics/357266HansUlrichObrist.jpgIl y a quelques semaines Julian Assange accordait un entretien à Hans Ulrich Obrist, critique d'art, historien et célèbre commissaire d'exposition. Il est actuellement le co-directeur de la Serpentine Gallery de Londres. Fort d'un carnet de relations bien garni, HUO a réalisé des entretiens avec à peu près tout le gratin mondain y compris hors milieu de l'art.

L'intégralité de cet interview est disponible sur le site e-flux.com (version US).

 

Voici la traduction pour les anglophobes de cet interview fleuve :

 

Hans Ulrich Obrist : Comment est-ce que tout a commencé ?

Julian Assange : j’ai grandi en Australie dans les années 70. Mes parents étaient comédiens, dans le théâtre. J’ai donc vécu un peu partout, dans plus de cinquante villes différentes. J’ai fréquenté trente sept établissements scolaires différents. Beaucoup de ces villes étaient situées dans un environnement rural, alors j’ai vécu comme Tom Sawyer – je montais à cheval, j’explorais les grottes, je péchais, je plongeais et je pilotais ma moto. De ce point une vue, j’ai eu une enfance plutôt classique. Mais il y a eu d’autres évènements, comme dans la ville d’Adélaïde, où ma mère était impliquée dans l’exfiltration d’informations de Maralinga, le site de tests de la bombe atomique britannique situé dans l’arrière pays. Elle et moi et un coursier avons été détenus toute une nuit par la police fédérale australienne, qui lui ont dit qu’elle était une mère indigne pour être en de telle compagnie à 2 heures du matin, et qu’elle ferait mieux de rester en dehors de la politique si elle ne voulait pas s’entendre dire de telles choses.

Enfant, j’étais curieux de tout, je demandais toujours "pourquoi", je voulais toujours dépasser les barrières de l’ignorance. Du coup, à quinze ans j’étais déjà en train de décoder des systèmes cryptés qui servaient à empêcher les gens de dupliquer des logiciels. Ensuite, j’ai fait pareil sur des systèmes qui servaient à cacher des informations sur les ordinateurs du gouvernement. L’Australie était très provinciale avant l’arrivée d’Internet et c’était un grand plaisir que de pouvoir sortir, intellectuellement, vers un monde plus vaste, de s’y frayer un chemin et de le comprendre. Pour quelqu’un de jeune et de relativement isolé du reste du monde, le fait de pouvoir pénétrer dans les entrailles du 8ème commandement du Pentagone à l’âge de dix-sept ans fut une expérience libératrice. Mais notre groupe, qui se consacrait à un magazine underground que j’avais crée, a subi un raid de la police fédérale. Ce fut une grosse opération. Mais je pensais que je devais partager cette richesse de mes découvertes sur le monde et les gens, partager ces connaissances, alors j’ai ensuite crée la première partie de l’industrie de l’Internet en Australie. J’ai passé quelques années à apporter l’Internet aux gens à travers ma société, un fournisseur d’accès à Internet, et puis j’ai ensuite commencé à chercher un nouveau défi.

HUO : il vous manquait donc quelque chose ?

JULIAN ASSANGE : Il me manquait quelque chose. Ceci m’a amené à m’intéresser à la cryptologie pour protéger les droits humains de manière innovante. Comme résultat de mes travaux en mathématique et physiques et de mon militantisme, les choses semblaient s’emboiter de façon cohérente et montrer qu’il y avait des limites à ce que j’étais en train de faire – et aussi à ce que le reste du monde était en train de faire. Il n’y avait pas assez d’information disponible à notre niveau pour expliquer comment le monde fonctionnait réellement. C’était plutôt une intuition mais qui laissait entendre qu’il y avait quelque chose de plus grand en jeu, à laquelle il fallait apporter une réponse philosophique pour expliquer ce sentiment de manque.

L’histoire repose sur trois types d’information et un de ces types nous échappe. Le premier type est le savoir. Il est généré et entretenu par une industrie ou un groupe - comment fabriquer une pompe à eau, par exemple, ou comme fabriquer de l’acier et d’autres alliages, comment cuisiner, comment transformer les aliments, etc. Ce type d’information est intégré dans des processus courants, il y a un système économique qui fait circuler cette information et qui la rend disponible et la préserve.

HUA : C’est quelque chose d’implicite...

JULIAN ASSANGE : Il y a un système qui la préserve. Il y a ensuite un autre type d’information dans notre mémoire collective (c’est un terme que j’emploie souvent à la place d’archives et qui ne désigne pas seulement ce qui s’est déroulé il y a cent ans mais tout ce que nous savons, y compris de la semaine dernière). Ce deuxième type d’information n’est pas maintenu ou préservé par un système économique. Il est déjà dans les archives de l’Histoire et concerne des affaires d’état qui sont déjà passées. L’information est là, tout simplement. Elle est peut-être en train de moisir lentement quelque part, en train de tomber en poussière. Avec le temps que passe, les exemplaires d’un livre se raréfient. Mais le processus est lent parce qu’il n’y a pas quelqu’un qui tente de faire disparaître volontairement cette information.

Il y a ensuite le troisième type d’information, celui auquel je m’intéresse. C’est le type d’information que certaines personnes veulent empêcher de voir figurer dans les archives. Ce troisième type d’information est supprimé avant ou après sa publication. Si ce type d’information commence à circuler, on assistera à des tentatives pour le retirer de la circulation.

Parce que les deux premiers types d’information sont diffusés par des systèmes économiques ou ne font pas l’objet de tentatives volontaires de censure, ils m’intéressent moins. Le troisième type nous a toujours été caché, et de tous temps. Si vous comprenez que la vie civilisée repose sur une compréhension du monde, sur une compréhension de l’autre, sur une compréhension des institutions et ainsi de suite, alors vous vous rendez compte que notre connaissance souffre d’une grande lacune, celle qui représente le troisième type d’information. Et nous aspirons tous à un monde plus juste et civilisé – et par civilisé je n’entends pas "industrialisé", mais un monde où les gens ne font pas des choses stupides, où ils se comportent plus intelligemment.

HUO : un comportement plus subtil...

JULIAN ASSANGE : exact, plus subtil, plus nuancé. On peut trouver de nombreuses analogies pour illustrer mon propos, mais je n’en donnerais qu’une, qui est celle du rituel de l’eau. Si vous êtes avec un ami, assis à une table sur laquelle se trouve un pichet d’eau et deux verres, vous allez d’abord remplir le verre de votre ami avant de remplir le votre. C’est un rituel très simple, mais c’est mieux que faire le contraire, remplir votre propre verre avant celui de l’autre. Si on arrive à projeter cette idée, le rituel de l’eau est une manière plus intelligente de distribuer l’eau à table. C’est ça que j’appelle la civilisation – l’accumulation de processus et de connaissances qui nous évitent des comportements négatifs entre nous ou contre l’environnement.

Alors en ce qui concerne toute cette information censurée, nous n’avons jamais pu la comprendre parce qu’elle n’a jamais été mise à notre disposition. Et si nous pouvions découvrir le véritable comportement d’institutions humaines complexes, alors nous aurions plus de chances de leur imposer un comportement civilisé. C’est pour cela que j’affirme que toutes les théories politiques sont en faillite, parce qu’on ne peut pas bâtir une théorie qui tienne la route si on ne connait pas les rouages du monde sur lequel on prétend théoriser. Tant que nous n’aurons pas une connaissance de la marche du monde, aucune théorie politique ne sera suffisamment complète pour nous indiquer le chemin.

HUO : Ce qui explique clairement votre parcours. Puisque beaucoup de gens vous citent comme un héros, je me demandais quelles étaient vous propres sources d’inspiration. Par exemple, les gens vous appellent souvent le nouveau John Wilkes, ce journaliste du XVIII ème siècle et membre du Congrès qui était un précurseur de la liberté d’expression.

JULIAN ASSANGE : Il y a eu des gestes héroïques que j’ai appréciés, ou certains systèmes de pensée, mais je pense qu’il vaut mieux dire qu’il y a eu certaines personnes avec lesquelles je me suis senti des affinités, comme Heisenberg et Bohr. Ca arrive lorsqu’on fait des mathématiques. Les mathématiques de Heisenberg et Bohr sont une branche de la philosophie naturelle. Tous deux ont développé un système ou une épistémologie pour comprendre la mécanique quantique. Mais au sein de cette tradition intellectuelle sont intégrées des méthodes pour réfléchir sur les phénomènes de cause à effet. En mathématiques, votre esprit doit franchir des étapes intellectuelles - dans le cas présent, les étapes de Heisenberg et Bohr. Parce que tout bon raisonnement provoque une grande créativité, il faut mobiliser toutes les ressources de son cerveau pour passer d’une étape à l’autre. Tout votre esprit se trouve concentré sur une idée précise et vous réalisez que votre démarche est identique à celle de l’auteur lorsqu’il a rédigé ses lignes. Il se produit donc un fort sentiment d’identification à l’auteur.

La mécanique quantique et son évolution moderne m’ont inspiré sur la notion de changement et comment comprendre les rapports de causes à effets. J’ai ensuite adapté cette pensée et je l’ai appliqué dans un autre contexte. Il y a d’abord un état auquel nous aspirons, que nous voulons atteindre. Je commence par examiner tous les changements nécessaires pour y arriver à partir de la situation actuelle. Je propose cette analogie pour expliquer comment l’information peut circuler à travers le monde et provoquer certains changements. Si l’état auquel nous aspirons est un monde plus juste, alors la question est : « quelles sont les actions nécessaires pour engendrer un monde plus juste ? Quelles informations provoquent de telles actions ? En enfin, où trouver ces informations ?

Une fois que vous comprenez ça, vous comprenez qu’il ne s’agit pas de partir d’un point A pour arriver à un point B, mais que les causes et les effets s’enchaînent ; nous sommes ici et nous voulons arriver là, par le biais de nos actions. Nous agissons et en agissant nous créons une nouvelle situation que nous pouvons considérer comme notre nouveau point de départ. Et puis le cycle observation, réflexion, d’action se reproduit.

HUO : C’est fascinant parce qu’on retrouve dans votre travail la science, les mathématiques et la théorie quantique. En lisant sur vos débuts, avant Wikileaks, on découvre que vous avez non seulement joué un rôle dans l’introduction d’Internet en Australie, mais que vous étiez aussi un des premiers grands hackers. Geert Lovink me parlait souvent de ce livre intitulé « Underground : Tales of Hacking, Madness and Obsession on the Electronic Frontier » (Underground : contes de piratage et obsession sur la frontière électronique), un livre très important auquel vous avez aussi participé. J’aimerais en savoir plus sur votre passé de pirate, et sur ce livre aussi car il semble avoir été à l’origine de nombreuses choses.

JULIAN ASSANGE : A la fin de mon adolescence, et jusqu’à l’âge de 20 ans, j’étais un pirate informatique et un étudiant à Melbourne. J’avais un magazine underground appelé "International Subversive". Nous faisions partie d’une communauté internationale de pirates informatiques clandestins. C’était avant que les continents ne soient connectés entre eux par l’Internet, mais nous avions d’autres moyens pour établir des connexions internationales. Chaque pays avait en quelque sorte son propre Internet, mais le monde lui-même était intellectuellement balkanisé avec des systèmes et des réseaux distincts.

HUO : Comme The Well aux Etats-Unis ?

JULIAN ASSANGE : Exact, ce genre de chose, ou ARPANET qui connectait les universités aux Etats-Unis. Et quelque chose appelée x.25, gérée par les entreprises de télécommunications, que les banques et les grandes sociétés utilisaient pour relier des systèmes. Parfois, parmi ceux de l’underground, nos chemins se croisaient par hasard dans les profondeurs de ces réseaux informatiques. Ou nous nous rencontrions autour de points d’eau clandestins, comme QSD en France ou ALTOS en Allemagne.

Mais nous étions très peu nombreux, peut-être une vingtaine de personnes, à faire partie de cette élite qui pouvait se déplacer librement et régulièrement à travers la planète. Cette communauté était petite, active et militante juste avant l’apparition d’Internet. Elle s’est ensuite investie dans le réseau Internet encore embryonnaire de l’époque, lorsqu’il était encore réservé aux départements de recherche des universités, aux sous-traitants de l’armée américaine et au Pentagone.

C’était un magnifique terrain de jeu international où on pouvait croiser des scientifiques, des pirates ou le pouvoir. Pour quelqu’un qui voulait comprendre le monde, qui développait sa propre philosophie sur le pouvoir, c’était une époque très intéressante. Puis un jour nous avons été mis sur écoute et les descentes de police se sont multipliées, ce qui m’a valu six années de batailles juridiques. Le livre parle de moi mais mon rôle a été délibérément minimisé pour entraîner toute la communauté, aux Etats-Unis, en Europe, en Grande-Bretagne et en Australie.

HUO : Je crois que c’est cela qui explique son importance, parce que le livre a crée pour la première fois une sorte de réseau entre toutes ces scènes locales, n’est-ce pas ? A cette époque, vous aviez une réputation de pirate éthique.

JULIAN ASSANGE : Exact, mais je pense que la plupart des pirates informatiques de l’époque avaient une éthique, parce que ça faisait partie des principes des meilleurs d’entre eux, ceux qui étaient engagés. Rappelez-vous, il s’agissait d’une frontière intellectuelle, et les participants étaient très jeunes. Il fallait être jeune d’ailleurs, pour avoir la capacité d’adaptation intellectuelle. Et parce qu’il s’agissait d’une frontière intellectuelle, on y trouvait toute une variété de gens extrêmement brillants, même s’ils n’avaient pas tous reçu une éducation formelle.

HUO : Y’avait-il des connexions aux Etats-Unis, aux débuts de The Well, avec Stewart Brand, Bruce Sterling, Kevin Kelly, à ce genre de personnage ?

JULIAN ASSANGE : Non, pratiquement aucune. The Well avait eu une influence sur certains pirates informatiques, aux Etats-Unis, mais nous étions clandestins, alors la plupart de nos connexions n’étaient pas divulguées et nous étions fiers de cette discipline. Ceux qui savaient ne parlaient pas. Ceux qui parlaient ne savaient pas. Du coup il s’est instauré une perception du milieu du piratage informatique qui était fausse et centrée sur les Etats-Unis. Aux Etats-Unis, en particulier, il y avait des pirates tout à fait marginaux qui donnaient des conférences, mais les pirates qui étaient engagés dans des actions véritablement sérieuses étaient pratiquement totalement invisibles, à cause des risques encourus, et on n’en entendait parler qu’au moment de leur arrestation.

Les portes d’entrée à l’époque étaient les forums de discussion (bulletin boards) – qui étaient des points de ralliement, comme P-80 aux Etats-Unis, et Pacific Island en Australie. C’était des forums à la fois publics et privés. Mais arrivé à un certain niveau, on utilisait uniquement des forums totalement clandestins. Il y avait des endroits sur les réseaux x.25, comme ALTOS à Hambourg, où nous pouvions échanger. ALTOS était un des premiers, sinon le premier, système de discussion en ligne. Mais pour y accéder il fallait avoir les autorisations d’accès à x.25. Certains employés de banque ou de sociétés de télécommunications disposaient d’un accès mais un adolescent, lui, devait être soit un pirate informatique digne de ce nom, soit être le fils d’un de ces employés.

HUO : Y’avait-il des rapports avec les anarchistes ? Dans un ancien numéro de e-flux journal, j’ai interviewé Hakim Bey, et nous avons beaucoup discuté de l’histoire de l’anarchie et de la piraterie informatique. Lorsque vous étiez pirate, étiez-vous inspiré par les idées anarchistes ?

JULIAN ASSANGE : Non, pas personnellement. La tradition anarchiste qui tourne autour de figures telles que Proudhon ou Kroptkin ne faisait pas partie de mon monde. J’étais plutôt influencé par des figures politiques telles que Soljenitsyne, les antistaliniens dans "Le Dieu des Ténèbres" et la tradition radicale des Etats-Unis, jusqu’au Black Panthers.

HUO : les mouvements de libération...

JULIAN ASSANGE : Oui, les différents mouvements de libération – pour leur dimension émotionnelle et leur volontarisme, pas pour leur contenu intellectuel. Ceci a eu de l’influence sur des choses que j’ai faites plus tard, comme les CypherPunks (CryptoPunk – crypto au sens cryptologie), en 1993 et 1994. 1994 était probablement le somment du micro-mouvement CypherPunk. CypherPunk était un jeu de mots avec CyberPunk qui lui était perçu comme une absurdité par les véritables pirates informatiques – c’est nous qui étions les véritables cyberpunks alors que les autres ne faisaient qu’en parler et développer des pastiches artistiques autour d’une réalité. Nous considérions les meilleurs ouvrages publiés sur le sujet comme autant de jolies vitrines ouvertes au public. Mais comme pour la plupart des causes élitistes et confidentielles, nous avions du mépris pour les vulgarisations grand-public. Les CypherPunks venaient de Californie, d’Europe et d’Australie. Nous voyions que nous pouvions modifier la nature des relations entre les individus et l’état par le recours à la cryptographie. Je dirais que nous n’étions pas vraiment des libertaires par idéologie mais plutôt des libertaires par tempérament, avec des individus capables de raisonner en termes abstraits mais qui voulaient les traduire en choses concrètes. Il y en avait beaucoup qui étaient à l’aise avec les mathématiques supérieures, avec la cryptologie, la physique et qui s’intéressaient aussi à la politique et qui pensaient que la relation entre l’individu et le gouvernement devait être modifiée et que les abus de pouvoir des gouvernements devaient être contrôlés, d’une certaine manière, par les individus.

HUO : C’est un peu le principe de Wikileaks, non ?

JULIAN ASSANGE : Oui et non... Wikileaks a été le résultat de différents courants de pensée qui n’ont aucun rapport avec les idées qui tournaient autour de la communauté CypherPunk. Mais le recours aux mathématiques et à la programmation pour créer un contre-pouvoir aux gouvernements était bien au cœur du mouvement CypherPunk.

HUO : On peut dire que vous avez été l’un des protagonistes.

JULIAN ASSANGE : Oui. Il n’y a pas eu de fondateur à proprement parler, ou de philosophie, mais quelques précurseurs comme John Young, Eric Huges et Timothy C. May de Californie. Nous avions formé un groupe de discussion un peu comme celui de l’Ecole de Vienne sur le positivisme logique. Certaines idées et valeurs naissaient de nos échanges. L’objet de notre fascination était simple. Ce n’était pas uniquement le défi intellectuel de pouvoir créer ou décoder des messages cryptés et de réussir à connecter des gens entre eux de manière innovante. Notre volonté était mue par une idée du pouvoir qui était assez inhabituelle et qui consistait à penser que quelques mathématiciens doués pouvaient, de manière très simple – ça paraît compliqué en théorie mais simple lorsqu’on sait de quoi les ordinateurs sont capables – permettre à n’importe quel individu de dire non à l’état le plus puissant. Par exemple, si nous échangeons un message suffisamment crypté - que les forces des superpuissances seraient incapables de décrypter – un simple individu aura réussi quelque chose que le gouvernement n’a pas pu empêcher. De ce point de vue, les mathématiques et les individus peuvent être plus forts qu’une superpuissance.

HUO : Cela aurait-il pu être la genèse de Wikileaks ?

JULIAN ASSANGE : Il y en a plusieurs. Wikileaks est le résultat de différentes idées qui ont été assemblées, et de certaines économies lui ont permis d’exister sans trop d’argent. Il y a eu différentes genèses, comme ma théorie sur le changement, une compréhension de ce qui est important dans la vie, une compréhension de la hiérarchie de l’information, des idées sur comment protéger une telle entreprise, et de nombreuses innovations techniques qui ont été trouvées en chemin. Ce sont des blocs de construction pour une vision finale sur les choses. C’est une construction complexe, comme un camion, qui a des roues, une mécanique, qui contribuent à l’efficacité de l’ensemble, mais qu’il faut d’abord assembler si on veut arriver à destination. Alors, dans une certaine mesure, la genèse n’est pas dans la construction du véhicule, parce qu’il est lui même composé de nombreuses genèses, mais plutôt dans la définition de la destination finale et comment y arriver.

HUO : Il y a un chemin à suivre ?

JULIAN ASSANGE : Oui, un chemin à suivre. Il faut donc un moyen de locomotion. Il faut assembler toutes les pièces nécessaires pour ce véhicule, qui est un mécanisme complexe, aussi bien du point de vue technique que logistique, en termes de projet politique et en tant qu’organisation, et comment je peux interagir, à titre personnel, avec l’ensemble. Ce n’est pas simple. Je pense que toute personne ayant bâti une institution autour d’une idée vous le dira – il a des idées sur la destination, mais pour y arriver il faut bâtir une institution. Dans mon cas, j’ai bâti – et je me suis fait aider par d’autres – à la fois la machine et l’institution.

HOU : Alors évidemment, parce que c’est compliqué, je suppose que vous ne pouvez pas le dessiner simplement en quelques traits sur un bout de papier...

JULIAN ASSANGE : Non, parce que ce serait comme dessiner la démocratie – ce n’est pas quelque chose qu’on peut dessiner. Il y a toutes ces pièces différentes, et chacune peut être dessinée. Mais c’est l’ensemble de toutes ces pièces qui font de Wikileaks ce qu’il est. Mais on peut peut-être en parler de certaines.

Il existe tout un monde d’information, et nous pouvons imaginer une sorte d’idéal platonique où nous aurions une masse infinie d’informations. Quelque chose de similaire à la Tour de Babel. Imaginez devant nous un champ composé de toute l’information qui existe – l’intérieur des ordinateurs gouvernementaux, les courriers, tout ce qui a déjà été publié, le flot d’information de la télévision, une somme de connaissances totale et globale, qui serait à la fois accessible et inaccessible au public.

Observons ce vaste champ et posons-nous la question : si nous voulons nous servir de l’information pour provoquer des actions qui produiront un changement dans la bonne direction, comment dénicher ces informations qui provoqueront de telles actions ?

Il faudrait pouvoir faire ressortir ces informations, un peu comme si on les surlignait avec un feutre fluorescent. Mais comment les reconnaître ? Quel est le signe distinctif qui permettra de reconnaître ces informations à surligner ? A quoi les reconnaîtra-t-on ?

Si vous examinez attentivement ce champ, vous remarquerez que certaines informations émettent une faible lueur. Cette lueur, c’est toute l’énergie que quelqu’un a dépensé pour cacher cette information. Et lorsque quelqu’un prétend prendre une information et la placer dans un coffre-fort entouré de gardes armées, en réalité il est en train de la faire disparaître. Et pourquoi dépenser de l’énergie à la faire disparaître ? Probablement – pas certainement, mais probablement – parce que celui qui veut la supprimer estime que cette information pourrait porter atteinte à son pouvoir. Cette information pourrait donc provoquer un changement, ce qui déplairait à la personne concernée. La personne ou organisation concernée tentera donc d’empêcher un changement. Ainsi, c’est la volonté de censure, de suppression, qui est le signe d’une information qui mérite d’être surlignée, donc publiée.

C’est donc cette idée que la censure est le signe d’une possibilité de découvrir une information susceptible de provoquer des actions qui changeraient le monde qui peut être considérée aussi comme étant à l’origine de Wikileaks. Lorsque des organisations ou des gouvernements tentent de cacher une information, ils vous indiquent par là que l’information est importante, c’est donc celle que vous devez connaître, celle qui mérite d’être examinée et éventuellement publiée. Et aussi que la censure est le signe d’une faiblesse et non d’une force.

HUO : Donc, dans le domaine complexe de l’information, ce signal est un révélateur très clair...

JULIAN ASSANGE : Oui, au sein de toute cette complexité. La censure est non seulement un signal utile, c’est aussi toujours une opportunité parce qu’elle révèle une peur, la peur du changement. Et si une organisation craint le changement, ça veut dire que le changement est possible.

Ainsi, lorsqu’on voit le gouvernement chinois prendre toutes sortes de mesures pour supprimer l’information qui entre et qui sort du pays par l’Internet, il est en train de nous indiquer qu’il croit que le changement peut être provoqué par le flux d’information. Et c’est compréhensible parce que la Chine est encore une société politique. Ce n’est pas une société juridiquement encadrée comme les Etats-Unis par exemple. Les principales relations de pouvoir aux Etats-Unis et dans d’autres pays occidentaux sont d’ordre juridique, par exemple lorsqu’une organisation est liée à une autre par contrat, ou lorsqu’elle possède un compte en banque ou qu’elle est engagée dans des investissements. Ces relations ne peuvent pas être modifiées par un simple ajustement politique. Il faut que le changement soit d’une certaine ampleur pour rompre ces contrats ou modifier le sens des flux financiers.

HUO : Et c’est pour cela que vous avez dit la dernière fois que vous étiez optimiste à propos de la Chine.

JULIAN ASSANGE : C’est exact, et optimiste pour n’importe quelle organisation, ou pays, qui se livre à la censure. Nous voyons à présent que le Département d’Etat des Etats-Unis tente de nous censurer. On peut aussi voir les choses sous cet angle : les potins et toutes ces informations anodines qui n’ont aucun effet sur les relations de pouvoir peuvent circuler librement. On ne les touche pas parce qu’elles n’ont aucune importance.

Dans les pays où existe la liberté d’expression, et où il n’y a pas de censure, la société est tellement verrouillée – tellement dépolitisée, les relations de pouvoir tellement figées – que tout ce que vous pourriez dire n’a aucune importance. Et peu importe l’information qui sera publiée. Les possédants continueront de posséder et ceux qui contrôlent continueront de contrôler. Et la structure de pouvoir dans une société est par définition sa structure de contrôle.

Aux Etats-Unis, à cause de l’extraordinaire degré de contraintes juridiques, il importe peu qui accède au pouvoir. Vous n’allez pas d’un seul coup vider le compte en banque d’une personnalité puissante. Son argent restera là où il est. Ses actions ne bougeront pas, à moins d’une révolution suffisamment radicale pour rompre les contrats.

HUO : C’est vers 2007 que Wikileaks a commencé à développer des contacts avec les journaux, et je crois que c’est en 2008 que vous avez publié des documents qui accusaient une banque suisse de blanchiment d’argent. Quel a été votre premier gros coup ?

JULIAN ASSANGE : Nous avions publié un nombre significatif de rapports en juillet 2007. Un d’entre eux était une liste détaillée de 2000 pages sur l’équipement militaire en Irak et en Afghanistan, y compris les assignations des unités militaires et toute la structure. C’était important mais, et c’est intéressant à noter, trop complexe pour être relayé par la presse, alors il n’y a pas eu d’impact direct.

Le premier document à être "reconnu par la presse internationale" était un rapport de renseignement de la société Kroll, une société privée internationale de renseignement. Le rapport était produit par leur bureau à Londres, aux grands frais du nouveau gouvernement Kenyan qui cherchait à savoir où Daniel Arap Moi et ses partisans avaient emporté la trésorerie du Kenya. Ils ont réussi à retrouver la trace d’environ 3 milliards de dollars, le résultat du pillage du pays, dans des banques londoniennes, des banques suisses, un ranch de 10.000 hectares en Australie, des propriétés aux Etats-Unis, des sociétés à Londres et ainsi de suite.

HUO : Et le résultat des élections a été modifié.

JULIAN ASSANGE : Environ 10 pour cent de l’électorat a changé son vote, modifiant ainsi le résultat prévu, ce qui a produit une série d’évènements assez extraordinaires qui ont abouti à une modification de la structure du gouvernement et de la constitution du Kenya.

HUO : On peut dire que pour la première fois, Wikileaks a produit une nouvelle réalité !

JULIAN ASSANGE : Oui. Rappelez-vous que dans cette théorie du changement que j’ai exposé, il faut un point de départ. Nous observons certaines réalités, comme lorsque Kroll observe où Daniel Arap Moi avait planqué l’argent. Puis nous avons eu connaissance de cette information et nous l’avons diffusée, pour produire un effet maximum. Et c’est entré dans les esprits de beaucoup de monde, et provoqué des actions. Le résultat fut une modification du résultat des élections au Kenya qui à son tour a produit d’autres changements.

HUO : Vous avez d’autres exemples de changements provoqués ?

JULIAN ASSANGE : Certains sont difficiles à estimer. Pour une élection, c’est assez simple parce qu’il y a un perdant et un gagnant. Au Kenya, la situation était quelque peu ambiguë, où une opposition avait gagné les élections mais où le gouvernement refusait de céder le pouvoir, à la suite de quoi s’est engagée une lutte pour le pouvoir.

La grande révélation suivante fut la publication de deux séries de manuels de Guantanamo Bay. Le premier que nous avons reçu datait de 2003, soit un an après l’ouverture du camp de détention, et révélait une nouvelle banalisation du mal. Le Pentagone a essayé de répondre en disant « Oui, bon, ça c’était en 2003, sous le commandement du Général Miller ». L’année suivante, le commandement avait changé alors tout était supposé s’être amélioré. Mais le courage est contagieux, alors quelqu’un a pris le risque de nous transmettre le manuel de 2004. J’ai exécuté un programme pour comparer mot à mot le manuel de 2003 et celui de 2004. Nous avons extrait toutes les différences et montré qu’en fait, le manuel s’était nettement empiré.

HUO : Une question que Julia Peyton-Jones voulait vous poser : dans quelle mesure pensez-vous que Wikileaks a déclenché les vagues de protestations au Moyen Orient ?

JULIAN ASSANGE : Au moins nous avons essayé. Nous ne connaissons pas notre impact, mais nous avons jeté pas mal d’huile sur le feu. Il serait intéressant d’en examiner les éventuelles interactions, c’est une histoire qui reste encore à écrire.

Il y a un grand quotidien libanais appelé Al Akhbar qui, au début du mois de décembre de l’année dernière, a commencé à publier des analyses de nos câbles d’un certain nombre de pays d’Afrique du nord, dont la Tunisie, et aussi sur l’Arabie Saoudite. Le résultat fut que le nom de domaine d’Al Akhbar fut immédiatement attaqué – et redirigé vers un site porno saoudien. Je ne pensais pas qu’un tel site pouvait exister d’ailleurs, mais apparemment si ! Quand Al Akhbar a récupéré son nom de domaine, ils ont subi une attaque massive de déni de service (technique qui consiste à bombarder un site de requêtes pour le détruire), puis enfin une attaque plus sophistiquée par des pirates qui ont tout effacé – tout, les articles sur les câbles, les analyses, tout. Dans le même temps, le gouvernement tunisien a banni Al Akhbar ainsi que Wikileaks. Ensuite, des pirates informatiques qui étaient sympathisants avec nous ont redirigé les sites du gouvernement tunisien vers le notre. Il y a un câble en particulier sur le régime de Ben Ali qui expose son opulence et ses abus. Le magazine The New Yorker a publié un article expliquant que tout ceci avait été rapporté par un ambassadeur US.

HUO : Exact, et qu’il avait vu une cage avec un tigre et des abus de pouvoir !

JULIAN ASSANGE : Exact, alors certains ont rapporté que les Tunisiens étaient très indignés par ces abus révélés par les câbles et que cela les a encouragé à se révolter. Je ne sais pas quel est la part de vérité là-dedans, mais toujours est-il que deux semaines plus tard un homme s’est immolé par le feu, un informaticien de 26 ans, apparemment pour une question de licence sur un marché. La colère a explosé dans la rue.

Mais je pense qu’une des grandes différences est que les câbles sur la Tunisie montraient que les États-Unis, une fois mis au pied du mur, choisiraient l’armée contre Bel Ali. C’était un signal, non seulement pour l’armée, mais pour tous les autres en Tunisie, et aussi pour les états voisins qui auraient pu envisager une intervention de leurs services secrets ou armées en faveur de Ben Ali (de nombreux dictateurs dans la région se soutiennent mutuellement).

De même que certaines révélations sur les Saoudiens ont obligé l’Arabie-Saoudite à se recentrer sur des questions internes. Et il est clair que la Tunisie, en tant qu’exemple, a été l’étincelle qui a mis le feu aux autres protestations au Moyen orient. Lorsque nous avons vu ce qui se passait en Tunisie, nous savions que l’Egypte était à la frontière, et nous avons perçu ces protestations en Egypte comme une conséquence de celles en Tunisie. Nous avons tout fait pour publier le maximum de câbles, des centaines, pour montrer les abus de Moubarak, pour donner plus d’arguments aux manifestants, mais aussi pour saper le soutien occidental à Moubarak.

Maintenant nous avons la Libye aux frontières de l’Egypte. En collaboration avec le Daily Telegraph en Grande-Bretagne, nous avons publié environ 480 câbles sur la Libye, qui révélaient de nombreux abus, mais aussi des informations sur le fonctionnement du gouvernement Libyen – nous avons un peu affaibli le soutien de l’occident à la Libye et peut-être un peu celui des pays voisins.

Notre approche sur les manifestations au Moyen orient est de les considérer comme un phénomène pan-Arabe où plusieurs pays voisins se soutiennent mutuellement. Les élites – dans la plupart des cas il s’agit d’une élite dictatoriale – de ces différents pays se soutiennent mutuellement, et nous compliquons leur tâche si nous pouvons les obliger à se recentrer sur leurs affaires intérieures. L’information produite par les révolutionnaires égyptiens sur la manière de mener une révolution se répand à présent à Bahrein. Ca se répand. Des militants pan-arabes se répandent, et une partie de l’occident soutient ces groupes d’opposition, et une partie soutient les dictatures traditionnelles. Et ces soutiens peuvent être influencés par les révélations sur les abus de pouvoirs au sein des régimes, mais aussi par les révélations sur les relations entre les Etat-Unis et ces dictatures.

Lorsque de telles relations sont révélées, on se retrouve dans une situation où le vice-président des Etats-Unis, Joseph Biden, me qualifie, comme il l’a fait l’année dernière, de « terroriste hi-tech ». Cette année, il a dit que Moubarak n’était pas un dictateur, mais un démocrate, et qu’il ne devait pas quitter le pouvoir. Regardez comment l’attitude des Etats-Unis envers Moubarak a changé juste avant sa chute. Après notre publication des câbles révélant les relations entre les Etats-Unis et Moubarak dans le financement de son armée et la formation par le FBI de ses tortionnaires, Biden ne pouvait plus faire ce genre de déclaration. C’était devenu impossible parce que leurs propres ambassadeurs avaient raconté, un an auparavant seulement, les violations massives des droits du peuple égyptien par Souleyman et Moubarak et avec une certaine complicité des Etats-Unis.

Ainsi, si on peut saper le soutien régional et occidental, et si les militants sur place son bons et partagent et diffusent l’information entre eux, alors je pense qu’on peut se débarrasser d’un certain nombre de ces régimes. Nous voyons déjà que le Yémen et la Libye pourraient être les prochains.

HUO : Vous avez des câbles sur ces pays là aussi ?

JULIAN ASSANGE : Oui, il y en avait un gros sur le Yémen qui révélait que le président avait conspiré avec les Etats-Unis pour que les Etats-Unis bombardent le Yémen et pour raconter ensuite que c’était l’oeuvre des forces aériennes yéménites. C’était une grosse révélation qui fut publiée en décembre de l’année dernière. Même si le président est toujours en place, il a fait d’énormes concessions. Cela se passe un peu partout dans le monde arabe en ce moment – certains sont en train de littéralement distribuer de l’argent, et des terres, et des postes ministériels à certaines figures de l’opposition. Ils ont annoncé des élections, en annonçant qu’ils démissionneront après les prochaines élections – toutes sortes de concessions importantes et intéressantes.

Mais même si je pense que nous allons assister encore à quelques chutes de régimes, il importe peu que le dirigeant soit déchu ou pas. Ce qui compte ce sont les changements dans les structures de pouvoir. Si vous faites les concessions que le peuple demande, alors vous n’êtes pas loin de devenir un dirigeant juste et responsable.

HUO : Ils peuvent même devenir des monarchies constitutionnelles.

JULIAN ASSANGE : Exact, ils peuvent garder leur monarchie et avoir une société plus proche des aspirations du peuple, une société bien plus civilisée.

Mais permettez-moi de revenir sur cette question. J’ai reçu des rapports de gens qui étaient sur place en Egypte, à Barhein, et qui sont venus me parler des évènements. Par exemple, il paraît très positif de voir que lorsque Moubarak a été démis, il était à la tête d’un réseau de népotisme qui infiltrait toutes les couches de la société, depuis le président du syndicat des avocats jusqu’aux épiceries, dans l’armée, partout. Après le départ de Moubarak, chaque institution et chaque conseil municipal a connu sa mini-révolution. Je crois que ces changements dans les structures, dans une large mesure, limiteront et imposeront des contraintes à tout successeur.

Cependant, il faut faire attention à ne pas se retrouver avec quelque chose de similaire à la Révolution Orange, où nous avons vu les forces libérales être littéralement payées par les Etats-Unis et l’Europe Occidentale. Elles ont libéralisé l’Ukraine mais le résultat fut que les opportunistes à l’intérieur ont été promus et les opportunistes de l’extérieur sont arrivés et ont détruit le tissu social. Cinq ans plus tard, on a assisté à un retour de balancier et l’instauration d’un régime plus proche du style soviétique et de la Russie.

Un des documents employés par les révolutionnaires du Caire est très intéressant. Après la chute de Moubarak, nous avons assisté à un changement extraordinaire de rhétorique chez Hillary Clinton et la Maison Blanche. Ils sont passés de "Moubarak, un chic type qui devrait rester" à "N’est-ce pas merveilleux ce que le peuple égyptien a réussi ? Et n’est-ce pas merveilleux ce que les Etats-Unis ont fait pour le peuple égyptien ?"

Il y a aussi cette idée que de merveilleuses sociétés américaines, Facebook et Twitter, ont donné la révolution et libéré l’Egypte. Mais le guide le plus populaire pour les révolutionnaires était un document qui s’est répandu au sein des clubs de foot en Egypte, qui eux-mêmes constituaient les communautés révolutionnaires les plus significatifs. Si vous lisez ce document, vous constatez que sur la première page il est indiqué qu’il ne faut pas utiliser Twitter et Facebook parce qu’ils sont surveillés. Sur la dernière page, il est rappelé qu’il ne faut utiliser ni Twitter ni Facebook. Et c’était le guide le plus répandu au sein de la révolution égyptienne. Mais Hillary Clinton tente de nous convaincre que la révolution égyptienne s’est faite grâce à Twitter et Facebook !

HUO : Qu’en est-il de l’Iran ? Avez-vous des documents sur l’Iran ?

JULIAN ASSANGE : Oui. Il y a eu des manifestations là-bas récemment, alors nous avons publié du matériel sur l’Iran de manière constante depuis le mois de décembre. Et la raison de cette constance est intéressante. Nos partenaires dans les médias – comme Der Spiegel, New York Times, Guardian, El Pais, et Le Monde – avaient déjà l’habitude de publier des articles négatifs sur l’Iran, alors ils ont fouillé les câbles à la recherche d’histoires négatives à raconter et ils les ont publiées à partir de décembre à un rythme impressionnant. A part publier les câbles, nous n’avons pas effectué nous-même de travail sur l’Iran. Et ça c’est parce que la grande presse occidentale, pour ce que j’ai pu constater, n’est intéressée que par les histoires négatives sur l’Iran, intérêt qui résulte des influences géopolitiques. Alors nous n’avons pas besoin de les aider.

Mais pour l’Egypte, c’est nous qui avons du faire tout le travail. Nous fournissions tout le matériel à la presse occidentale et ils n’en faisaient strictement rien lorsqu’il s’agissait de l’Egypte. Les choses ont changé lorsque nous avons fait équipe avec The Telegraph, qui a soigneusement écouté nos prédictions.

HUO : Lorsque vous avez commencé à travailler avec ce que vous appelez vos partenaires des médias, s’agissait-il d’une nouvelle stratégie concertée ?

JULIAN ASSANGE : Il s’agissait d’une action concertée pour différentes raisons. Nous sommes partenaires avec environ vingt journaux à travers le monde, pour renforcer l’impact global, et aussi pour encourager ces journaux à faire preuve de plus de courage. Ils sont devenus plus courageux, sauf le New York Times. Par exemple, une des histoires que nous avons trouvées dans les "Afghan War Diaries" concernait le "Task Force 373", un escadron de la mort des forces spéciales US. Cette unité est en train d’exécuter méthodiquement une liste de 2000 personnes en Afghanistan.

Kaboul est naturellement assez mécontent de ces assassinats extra-judiciaires – il n’y a aucune procédure impartiale pour placer un nom sur la liste ou pour le retirer. Vous n’êtes pas prévenu si vous êtes sur la liste, qui est appelée "Joint Priority Effects List" ou JPEL. C’est censé être une liste de noms de gens recherchés morts ou vifs. Mais on constate qu’environ 50% des cas sont morts – il n’y a pas d’option "vif " lorsqu’un drone largue des bombes sur la tête de quelqu’un.

Dans certains cas, l’unité Task Force 373 a tué des innocents, comme dans un cas en attaquant une école et en tuant sept enfants et sans toucher une seule de leurs cibles. Ils ont ensuite tenté d’étouffer l’affaire. Cette histoire a fait la "une" de Der Spiegel et un article dans The Guardian. Un article fut rédigé par Eric Schmitt, le spécialiste des affaires de sécurité nationale du New York Times, mais l’article n’a jamais été publié.

HUO : je suis toujours intéressé par ces projets qui meurent parce qu’ils ont été censurés ou parce qu’ils sont trop gros ou pour toute autre raison. Quels sont les projets de Wikileaks qui n’ont pas vu le jour ?

JULIAN ASSANGE : Il y en a beaucoup. Je ne suis pas certain que ce soit exact de dire qu’ils sont morts parce qu’il faut espérer que beaucoup seront réalisés, ou sont en cours de réalisation. Nous sommes encore trop jeunes pour faire un bilan et dire « ah, ça c’est quelque chose que nous aurions du faire ». Mais nous avons effectivement connu un échec.

J’avais cette idée que le volume d’information à traiter et qui n’avait jamais été rendue publique était bien trop gros pour être gérée uniquement par le Quatrième Pouvoir. Pour prendre un exemple récent, tous les journalistes du monde ne suffiraient pas pour faire une analyse des 400.000 documents que nous avons publiés sur l’Irak et, bien sûr, ils ont aussi d’autres choses à faire. J’ai toujours su que ce serait le cas, j’étais confiant dans le volume d’information que nous allions recevoir.

Nous avons donc pensé à faire appel au bénévolat, à tous ceux qui passent du temps à écrire sur des sujets qui ne sont pas vraiment importants et les orienter vers les documents que nous avions publiés, un matériel qui représente un grand potentiel de changement si les gens s’en saisissent, s’ils l’analysent, le remettent en contexte et le diffusent autour d’eux.

J’ai tout essayé, mais en vain. Je voyais tous ces gens qui écrivaient des articles pour Wikipedia, et tous ceux qui écrivaient dans des blogs, surtout qui traitent des questions de guerre et de paix. Et je pensais à toute cette énergie gâchée. Lorsqu’on demande aux blogueurs pourquoi ils n’écrivent pas des articles originaux, ils répondent « eh bien, nous n’avons pas de sources originales pour écrire un article original ».

Alors je pensais que plutôt que d’écrire pour Wikipedia sur un sujet qui n’aura aucun effet sur la politique, la possibilité d’écrire sur un rapport secret qui venait d’être révélé au monde entier allait être irrésistible. C’est du moins ce que je croyais.

Mais je vais vous donner un exemple de ce que nous avons découvert. J’ai publié un rapport secret des services de renseignement de l’armée américains sur les évènements à Falloujah lors de la première bataille de Falloujah en 2004, et cela avait l’air d’être un très bon document – recouvert de tampons officiels et tout, avec de jolies cartes en couleur, et une bonne description militaire et politique des évènements, et même du rôle primordial d’Al Jazeera. Et il contenait une analyse sur ce que les Etats-Unis auraient du faire, à savoir préparer politiquement et psychologiquement la ville avant d’y entrer. A Falloujah, certains sous-traitants de l’armée US avaient été attrapés et pendus, et la riposte US a été d’envahir la ville. Alors, a la place d’une opération soigneusement préparée, on a assisté à une escalade. Ils n’avaient même pas mis en place les éléments politiques et médiatiques de soutien à une telle opération.

C’était un document très intéressant, et nous l’avons envoyé à 3000 personnes. Pendant cinq jours, rien n’a été publié. Puis, un petit rapport d’un ami à moi, Shaun Waterman à (l’agence de presse US) UPI, a été publié sous forme de dépêche, puis un autre par un type appelé Davis Isenberg, qui passe la moitié de son temps au Cato Institute, mais qui l’a publié pour le magazine Asia Times. Mais avant la dépêche dUPI, il n’y avait rien chez les blogueurs, rien chez les gens de Wikipedia, rien de la part des intellectuels de gauche, rien du côté des intellectuels arabes, absolument rien. Qu’est-ce qui se passait ? Pourquoi est-ce que personne n’a passé du temps sur ce document extraordinaire ?

J’en ai tiré une conclusion à deux niveaux. Premièrement, et pour ne fâcher personne, ces gens ne savent pas mener le débat intellectuel. Ils ont été pacifiés et se contentent de réagir aux grands médias. Lorsque le New York Times publie quelque chose en première page, là ils réagissent. Alors prétendre qu’ils débusquent l’information et la révèlent au public, ça c’est une interprétation généreuse.

Mais je crois que le principal facteur, pour ceux qui ne sont pas des professionnels, et peut-être aussi pour ceux qui le sont, est simplement qu’ils recourent à l’écrit pour défendre des valeurs qui sont en conformité avec le support pour lequel ils écrivent. L’objectif de la plupart des auteurs non-professionnels est de produire au moindre coût un contenu qui leur permettra de démontrer leur degré de conformité auprès du groupe visé et d’en séduire le plus grand nombre possible.

Si je suis, disons, un européen de gauche, pourquoi est-ce que l’analyse du document secret sur Falloujah ne m’intéresserait-il pas ? En réalité, il m’intéresse, mais la quantité de travail à fournir comparée aux bénéfices que je pourrais escompter en tirer n’est pas encourageante. Le travail à fournir serait de lire et de comprendre un document de 30 pages, et ensuite de rédiger un article qui serait diffusé au sein de son groupe et leur prouverait que ce document est important.

C’est d’ailleurs ce que font le New York Times et les autres grands médias. Et par la même occasion, ils ont aussi organisé le marché de leurs critiques. Il suffit de lire un seul article du New York Times et de publier une réaction. Tout est déjà en place et exploité.

HUO : vous avez des projets d’avenir ?

JULIAN ASSANGE : Oui, beaucoup. Je vais en citer un qui est intéressant. La phrase d’Orwell, « Celui qui contrôle le présent contrôle le passé, et celui qui contrôle le passé contrôle l’avenir », n’a jamais été aussi vraie. Avec les archives électroniques, avec toutes ces archives numériques, le contrôle du présent permet de supprimer le passé sans laisser de traces. Comme jamais auparavant, on peut faire disparaître, et pour toujours, le passé, et sans lasser de traces.

La phrase d’Orwell est née de ce qui est arrivé en 1953 à la Grande Encyclopédie Soviétique. Cette année-là, Staline est décédé et Beria est tombé en disgrâce. Avant sa disgrâce, la Grande Encyclopédie Soviétique contenait une page et demi sur Beria. Il a été décidé que la description flatteuse de Beria devait disparaître. Alors on a produit une page de mise à jour qui a été envoyée à tous les détenteurs connus d’un exemplaire de l’Encyclopédie, en leur indiquant que la nouvelle page - une version augmentée sur le Détroit de Béring - devait être collée sur l’ancienne.

Mais les lecteurs de l’Encyclopédie pouvaient voir qu’une page avait été collée par dessus ou que l’ancienne avait été déchirée – en fait tout le monde se rendait compte de la substitution ou de l’omission, nous sommes donc au courant. C’est à ça que se référait Orwell.

En 2008, un des hommes les plus riches de la Grande-Bretagne, Nadhmi Auchi – un Irakien qui est devenu riche sous un des ministères du pétrole de Saddam Hussein et qui est parti s’installer en Grande-Bretagne au début des années 80 – a engagé toute une série d’actions en justice contre des journaux et des blogs. Il avait été condamné en France en 2003 pour corruption par la juge Eva Joly en rapport avec le scandale ELF.

HUO : Elle était la juge d’instruction. Je m’en souviens, je vivais en France à l’époque. La presse en parlait tous les jours.

JULIAN ASSANGE : Exact. Nadhmi Auchi a des intérêts partout dans le monde. Sa société de holding au Luxembourg chapeaute plus de 200 sociétés. Il a des sociétés au nom de sa femme au Panama, des intérêts au Liban et dans le marché des télécommunications en Irak, et il est accusé d’être impliqué dans le trafic d’armes en Italie. Il a aussi un investissement de 2 milliards de dollars près de Chicago.

Il est aussi le principal financier d’un dénommé Tony Rezko, qui était un des principaux récolteurs de fonds d’Obama, pour ses différents compagnes avant celle de la présidence, pour le Sénat par exemple.

Rezko levait des fonds aussi pour Rob Blagojevich, l’ancien gouverneur de l’Illinois tombé en disgrâce. Rezko a été condamné pour corruption en 2008. Mais en 2008, Barack Obama était dans la course contre Hillary Clinton pour la nomination à la candidature du Parti Démocrate. Alors on s’est intéressé à Tony Rezko, qui était impliqué dans l’achat d’une maison pour Barack Obama. Et on s’est intéressé ensuite à la source d’une partie du financement de l’achat de cette maison, et de là on s’est intéressé à Nadhmi Auchi, qui à l’époque avait donné à Tony Rezko 3,5 millions de dollars en violation d’une décision de justice. Auchi a ensuite ordonné à un cabinet d’avocats, Carter-Ruck, de poursuivre tous ceux qui avaient publié quelque chose sur l’affaire de corruption de 2003 en France.

Et ces articles ont commencé à être retirés, à disparaître de partout.

HUO : Ils étaient littéralement supprimés des archives électroniques.

JULIAN ASSANGE : Oui. Le quotidien The Guardian a retiré trois articles. Le Telegraph, un. Et il y en a eu d’autres. Si vous tapez l’adresse de ces articles vous tombez sur une page « not found », la page n’existe plus. Il n’est pas dit que la page a été retirée sous la menace d’actions en justice, seulement que l’article n’existe plus, qu’il a même cessé d’avoir existé. Des portions de notre histoire sont donc en train de disparaître comme si elles n’avaient jamais existées.

HUO : Ce qui est très différent des livres – même avec les dictateurs qui tentent de supprimer ou de brûler un livre, il y avait toujours des copies qui traînaient. Les livres ont cette capacité, n’est-ce pas ? On ne peut jamais vraiment les éliminer totalement.

JULIAN ASSANGE : Exact. Avec les journaux, c’est très différent, et c’est très différent aussi avec la Grande Encyclopédie Soviétique. La situation actuelle est bien pire. Alors que faire ?

Je veux m’assurer que Wikileaks ne sera jamais corrompu de cette manière. Nous n’avons jamais dépublié quelque chose qui a été publiée. C’est facile pour moi de le dire, mais comment convaincre le public ? Impossible.

Il y a certaines choses que nous avons pris l’habitude de faire, comme fournir des clé de cryptage pour certains fichiers que nous avons publiés, ce qui permet de faire une vérification partielle si vous avez une portion d’un fichier crypté. Mais cela ne suffit pas. Et nous sommes une organisation dont le contenu est constamment sous attaque. Nous avons eu plus de 100 menaces sérieuses d’actions en justice, et de nombreuses actions des services de renseignement et autres.

Mais ce problème, et sa solution, est aussi la solution à un autre problème, qui est celui-ci : comment désigner de manière consistante et globale une portion de notre mémoire collective de manière à pouvoir s’y référer avec précision ? En lorsque je parle de s’y référer, je ne parle pas de le faire comme nous le faisons maintenant, dans une conversation, mais à travers l’espace et le temps.

Par exemple, si je commence à parler du Premier Amendement, que vous connaissez, dans le cadre de la présente conversation. Je parle du premier amendement de la Constitution des Etats-Unis. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Ce n’est qu’une abstraction de

quelque chose. Imaginez que ce premier Amendement n’existe que sous forme numérique, et que quelqu’un comme Nadhmi Auchi s’y attaque et le fait disparaître pour toujours, ou le fait remplacer par un autre texte. Bon, nous savons que le premier amendement a été recopié partout alors, dans ce cas, ce sera facile à vérifier. S’il y a un doute au cours de notre conversion sur le premier amendement, ou si on veut vérifier un détail, on pourra trouver une copie n’importe où, et toutes les copies seront identiques. Mais ça c’est parce que le texte est court et ancien et très répandu.

Dans le cas de Nadhmi Auchi, huit articles ont été retirés. Mais des retraits similaires, sous des pressions juridiques ou politiques, il y en a partout. Et ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Et il y a aussi toutes les formes du suppression moins intentionnelles mais plus pernicieuses, comme par exemple lorsqu’une société fait faillite et disparaît en même temps que ses archives électroniques.

Il faut donc trouver un moyen pour pouvoir identifier chaque information, indépendamment de se représentation - texte, video, audio - un moyen où le nom de l’objet serait intrinsèquement lié à ce qu’il est. Un moyen où le nom servirait à se référer à une information, et si quelqu’un tente de modifier cette information, ce serait soit impossible, soit facilement détectable. En fait il existe bien un moyen pour créer des noms qui dépendent intrinsèquement du contenu intellectuel, sans considération de facteurs extrinsèques.

Je vais essayer d’être plus clair : imaginez que l’URL soit le nom de quelque chose. Imaginez par exemple que le texte de la bible de King James dans le Projet Gutenberg soit désigné par un URL. Cet URL est un raccourci, facile à manier, qui vous amène directement au texte en question.

Mais le problème avec cet URL est qu’il ne désigne rien en tant que tel. Il renvoie vers une page, une page dont le contenu est contrôlé par une organisation ou une entreprise, celle qui est propriétaire du site.

On peut parfaitement imaginer que les responsables du projet Gutenberg décident de substituer le texte de la bible par celui du Talmud. L’adresse de la page, l’URL, ne changera pas pour autant. C’est tout une question de volonté de la part de celui qui contrôle le contenu de la page à l’adresse en question.

HUO : C’est devenu une affaire privée.

JULIAN ASSANGE : Exactement. Nous subissons tous la privatisation des mots, une privatisation d’abstractions fondamentales que les êtres humains emploient pour communiquer. La manière de faire référence à notre mémoire collective est en train d’être privatisée, en train d’être aspirée dans des noms de domaines contrôlés par des sociétés privées, des institutions ou des états.

HUO : Ce n’est donc plus ce que Lawrence Weiner appelait un "contenu public libre", mais le contraire...

JULIAN ASSANGE : Oui, le contraire. Et nous pourrions assister à des changements délibérés, pernicieux, comme quelqu’un qui remplacerait volontairement le texte de la bible de King James par celui du Talmud. Bien sûr, dans ce cas il est peu probable que cela arrive.

Par contre, ce qui est plus probable, c’est que les sociétés privées cessent de s’intéresser à une information, si l’information n’est plus rentable, ou si la société disparaît. Ou si vous avez des archives importantes et certaines personnes puissantes en retirent simplement des petits bouts.

Alors j’ai pensé à un concept qui consiste à identifier chaque portion de notre mémoire collective, passée et future. (…) L’idée est de pouvoir déduire de chaque information, de chaque bout d’information, un nom qui serait intrinsèquement et mathématiquement lié à son contenu. Pas d’enregistrement de noms de domaine, pas de serveurs, pas de société qui contrôle la relation entre un nom et une information.

Par exemple, pour revenir au Projet Gutenberg, un certain nombre de serveurs de domaine et le Projet Gutenberg lui-même font le lien entre l’adresse de la page et la bible de King James. Lorsque vous faites circuler l’adresse, en réalité vous êtes en train de faire circuler quelque chose qui représente une dépendance qui s’est instaurée entre le nom de domaine, le propriétaire du nom de domaine et le contenu du domaine.

HUO : il s’agirait en quelque sorte de créer une sorte de cadenas digital.

JULIAN ASSANGE : C’est ça, l’idée est de créer un cadenas intellectuel. Pensez aux URL comme à des citations. Lorsque nous créons une œuvre intellectuelle, nous sommes toujours juchés sur les épaules de géants, de ceux qui nous ont précédés, nous le faisons tous et nous citons toujours d’une manière ou d’une autre nos références – pas nécessairement dans le sens académique, mais nous y faisons référence simplement en faisant un lien vers l’objet original.

Les URL sont une illustration de notre dépendance intellectuelle à ce mécanisme de citations. Mais si le mécanisme de citation est fait de pâte à modeler, et s’il est en train de s’effriter de partout – si les oligarchies et les milliardaires arrachent des bouts de notre histoire ou les connexions entre différentes parties de notre histoire qui les gênent – alors les bases intellectuelles sur lesquelles nous sommes en train de bâtir notre civilisation est instable. Nous sommes en train de bâtir une potence intellectuelle, faite de pâte à modeler, pour notre civilisation.

HUO : dans ce sens, nous assistons à une régression par rapport au livre. Aucun dictateur de peut retirer des portions d’un livre de la même manière.

JULIAN ASSANGE : Exactement ! Cette idée nouvelle que je veux développer pour protéger le travail de Wikileaks pourrait être étendue à toute forme de protection intellectuelle. Toutes les œuvres de création numérisées pourraient être référencées par un code qui dépendra uniquement du contenu, pas des serveurs ou d’organisations tiers. C’est simplement une fonction mathématique à appliquer sur le contenu intellectuel, et les gens n’auraient besoin de rien d’autre.

HUO : C’est donc un de vos rêves, de pouvoir mettre en place un tel système.

JULIAN ASSANGE : En fait, je pense que c’est plus qu’un rêve. Cela a déjà été réalisé. Cela deviendra un nouveau standard qui, je l’espère, s’appliquera à toute œuvre intellectuelle, une manière consistante de désigner chaque création intellectuelle, tout ce qui peut être numérisé. Ainsi, si on a un article sur un blog, il se verra affecter un nom unique. Si l’article change, le nom changera, mais l’article et le nom seront toujours reliés. Si nous avons l’enregistrement numérique d’une sonate, on aura un nom unique. Si on a un film numérisé, il aura un nom unique. Et il ne sera pas possible de changer le contenu sans changer le nom. Je crois que c’est quelque chose de très important – une forme d’indexation de la tour de Babel, de la connaissance pure.

HUO : Je suppose que la plupart des gens ne sont pas conscients du danger de la disparition des archives ?

JULIAN ASSANGE : Non, ils ne le sont pas parce que les journaux tentent d’étouffer l’affaire. Et tout le monde tente de l’étouffer. Sinon, il paraitront fragiles, et ils donneront l’impression de trahir leur lectorat s’ils suppriment quelque chose qui pouvaient l’intéresser. Et gardant le silence, ils encouragent de nouvelles attaques, parce qu’il y eu des précédents.

Il est quand même assez extraordinaire que dans la loi britannique, le fait même de mentionner que vous avez retiré quelque chose peut être considéré comme un délit. Nous l’avons vécu dans un cas flagrant, lorsque j’ai remporté le Index of Censorship Award pour mon combat contre la censure.

HUO : J’étais membre du jury cette année. On m’a dit que vous aviez remporté le prix il y a deux ans.

JULIAN ASSANGE : Après avoir remporté ce prix, Marin Bright a écrit un article sur son blog hébergé par The New Statesman pour dire que notre rencontre fut agréable, etc et ainsi de suite. La suite de son article mentionnait la disparition de ces articles sur Nadhmi Auchi qui avait été condamné pour corruption. Et il indiquait les titres de ces articles, il ne mentionnait que les titres. Une action en justice a été entamée contre cet article précis, celui-là même qui annonçait notre prix contre la censure.

HUO : C’est étonnant !

JULIAN ASSANGE : Et l’article a été censuré. D’abord, c’est la liste des articles qui a été retirée de l’article, puis finalement c’est tout l’article qui a disparu. C’est comme ça que je me suis intéressé à Nadhmi Auchi, et nous avons réussi à obtenir ces articles et aussi un énorme rapport du Pentagone sur les activités d’Auchi. Et nous avons réussi à faire soulever la question au Parlement, où nous avons eu une discussion de 90 minutes sur l’affaire. Mais il y a plus : Martin Bright a perdu son emploi au New Statesman.

HUO : à cause de cette affaire ?

JULIAN ASSANGE : Oui

HUO : Avant de passer aux questions posées par les artistes, je voulais vous parler de Bourbaki, un groupe anonyme de mathématiciens auquel vous faites souvent référence. J’aimerais en savoir davantage sur votre intérêt à leur égard, et s’il y a un rapport avec votre décision d’apparaître en public plutôt que de rester anonyme ?

JULIAN ASSANGE : Les Bourbaki étaient un groupe de mathématiciens français qui a publié des livres sur une période 20 ans sous un pseudonyme collectif, Nicolas Bourbaki. Ils ont caché leurs identités et leurs livres sont encore considérés parmi les meilleurs livres de mathématiques jamais publiés en français. En 2006, j’ai pensé que Wikileaks devait publier de manière totalement anonyme, puis sous pseudonyme – sous un pseudo collectif, comme les Bourbaki.

D’abord, en tant que jeune organisation qui publiait des textes très controversés, nous ne voulions pas être des cibles trop faciles. J’étais publiquement simplement membre du conseil d’administration, et ce n’est pas la même chose que d’être le rédacteur en chef ou un des principaux rédacteurs. Je voulais aussi éviter au maximum les problèmes d’ego, pour être certain que les gens écrivaient ce qu’ils écrivaient pour d’autres raisons que leur ego. En même temps, en tant qu’organisation qui n’avait pas encore de réputation, il nous fallait une figure identifiable pour acquérir rapidement une notoriété. Si nous nous présentions sous un nom collectif comme Jack Bourbaki, ou tout autre pseudo, nous serions rapidement reconnus à cause du volume de nos publications. Mais un mois après notre apparition publique, il y a eu une fuite à partir d’un de nos listes de diffusion interne par un architecte New-yorkais, John Young, qui avait été impliqué dans notre projet initial de publication, qui était plus agressif. John a réalisé par la publicité que nous recevions que Wikileaks allait devenir important et risquait de menacer son propre projet.

Mais ce fut une grande découverte que d’être moi-même victime d’une fuite, si tôt. Et je me suis dit, eh bien, tout ceci est intéressant – maintenant je sais l’effet que ça fait. En fait, c’était plutôt agréable, dans la mesure où ça montrait que nous étions un groupe très restreint, composé d’idéalistes dont le discours en interne était encore plus radical qu’à extérieur. Il n’y avait donc aucune hypocrisie dans ce que nous faisions, et même le contraire – nous étions encore plus idéalistes et pétris de principes que ce que nous laissions entendre.

J’ai assez rapidement acquis une notoriété et j’en ai profité pour chercher d’autres volonaires. Mais lorsque la presse a commencé à fouiner, très curieuse de connaître qui étaient ces gens pétris de principes, certains de mes amis ont malheureusement vendu la mèche, ils ont dit "eh bien c’est Julian qu’il faut remercier". J’avais envie de les étrangler !

J’ai aussi compris qu’en essayant d’occuper une position où je me faisais passer pour le porte-parole et non comme le chef d’orchestre, nous nous retrouvions avec des gens qui n’étaient pas impliqués dans l’organisation et qui parlaient en son nom. Ensuite nous avons commencé à souffrir de l’opportunisme de certains, et il fallait y mettre un coup d’arrêt.

Puis nous sommes devenus politiquement plus puissants, avec de nombreux soutiens partout dans le monde. Du coup nous n’avions plus besoin du même anonymat – j’avais besoin d’un anonymat local pour des raisons de sécurité, mais le fait que mon nom soit connu n’avait plus la même importance, puisque, pour celui qui voulait bien chercher, l’information circulait déjà.

HUO : Cet anonymat local vous a obligé à bouger beaucoup, dans les interviews on parle souvent de votre nomadisme qui a démarré très jeune. On dirait que vous avez voyagé partout avec juste un sac-à-dos et deux carnets de notes, en vivant chez les gens !

JULIAN ASSANGE : Eh bien, je voyage partout et seul depuis l’age de 25 ans, dès que j’ai eu assez d’argent pour le faire. Mais pour Wikileaks, je me déplace sans cesse depuis début 2007. Jusqu’au dernier problème avec le Pentagone, qui a démarré vers juin/juillet de l’année dernière, je n’étais pas un fugitif. C’était plus une question d’opportunités et de faire en sorte de ne pas rester en place trop longtemps pour éviter l’installation d’un véritable système de surveillance, ce qui implique une effraction et l’installation de caméras, d’appareils de surveillance, etc. De telles opérations prennent du temps à mettre en place. Alors lorsque vous êtes une organisation aux ressources limitées qui court le risque d’être surveillée par les agences les plus sophistiquées, comme la NSA ou le GCHQ, vous n’avez que deux options : changer régulièrement d’endroit ou vous isoler totalement.

HUO : Et vous avez choisi la première option ?

JULIAN ASSANGE : Oui. J’ai vécu un temps au Caire, et c’est pourquoi je me suis tant intéressé aux évènements en Egypte.

HUO : Vous avez vécu en Islande aussi ?

JULIAN ASSANGE : En Islande, en Allemagne – dans de nombreux pays. A la fin de 2008, l’économie islandaise s’est effondrée à la suite de la crise financière globale. Le secteur bancaire islandais était 10 fois plus gros que l’ensemble du reste de l’économie islandaise. La plus grande banque s’appelait Kaupthing, et nous avons mis la main sur des documents concernant les prêts que cette banque accordait, accompagnés de commentaires francs et détaillés sur chaque prêt – des prêts de plus de 45 millions d’euros, pour un total de 6 milliards d’euros.

Nous l’avons publié, et Kaupthing a menacé de nous envoyer, nous et nos sources, en prison pour un an. Puis ils ont empêché la plus grande chaine de télévision, RUV, d’en parler dans leur journal télévisé du soir. Une injonction est arrivée à la rédaction à 18h55 alors que le journal commençait à 19h00. Alors le présentateur a dit « eh bien, voici le journal télévisé mais nous ne pouvons pas vous donner toutes les informations ce soir parce que nous avons reçu une injonction. » Alors ils ont redirigé les spectateurs vers notre site internet pour en savoir plus.

Du jour au lendemain, Wikileaks est devenu très important pour les Islandais, parce que les banques et les banquiers ont été perçus comme les responsables de la destruction d’une partie très importante de leur économie, et d’avoir ruiné la réputation internationale du pays.

HUO : Et c’est là qu’a démarré l’ "Initiative pour des Médias Modernes" en Islande  ?

JULIAN ASSANGE : Oui. Après, on m’a invité à venir parler en Islande. J’avais dans l’idée de divulguer la nature des opérations offshore et des paradis fiscaux – comme celles de la banque Julius Baer aux îles Caïman, etc.

Le secteur offshore fonctionne pour les havres opaques. Vous avez un pays comme les Iles Vierges Britanniques, qui fournit certaines structures d’entreprises et bancaires très opaques, et où il existe même des lois qui interdisent de révéler certaines informations. Les états voisins des Caraïbes et d’autres petites économies dans d’autres parties du monde vont adopter à leur tour les parties les plus attractives de cette législation. Une concurrence s’installe et provoque une surenchère entre différents paradis fiscaux.

Peu importe le nom qu’on leur donne à ces opérations offshore, ce sont en réalité des havres d’opacité explicitement faits pour blanchir l’argent. L’armée américaine et la CIA ont fait la même chose à Guantánamo, sauf qu’il s’agit d’opacité appliquée à des êtres humains et à leurs droits dans une juridiction extra-territoriale pour échapper aux lois communément admises dans la plupart des pays.

Je me suis demandé si on ne pouvait pas inverser le problématique, au lieu d’avoir un îlot d’opacité, voir si on ne pourrait pas avoir un îlot de transparence.

On a vu aussi apparaître un nouveau type de réfugiés : les éditeurs. Le Rick Ross Institute on Destructive Cults a du déplacer son site internet et l’héberger à Stockholm pour éviter des procès aux Etats-Unis. Malaysia Today a du être transféré à Singapour et aux Etats-Unis pour échapper à la censure de la Malaisie. Nous avions nous-mêmes certains services aux Etats-Unis mais ils ont été déplacés à Stockholm. Il s’agit d’une évasion juridique parce de nombreux abus sont commis dans le cadre du système judiciaire. Il faut donc s’exiler.

HUO : Contre sa volonté, comme un réfugié de l’édition ?

JULIAN ASSANGE : Exactement. Ces réfugiés de l’édition sont demandeurs d’une certaine protection juridique, une demande d’ordre économique similaire à ceux qui veulent planquer leurs biens.

Je n’arrivais pas à trouver une île qui réponde aux critères, parce qu’il faut aussi quelque chose de plus – il faut un attachement à la liberté de la presse, une île avec une population et une économie suffisamment développée et indépendante pour ne pas céder aux premières pressions venues. Il faut des connexions internet de qualité et une main-d’oeuvre qualifiée.

J’ai vu que l’Islande pouvait être l’endroit parfait. Et avec une île, on peut faire évoluer la législation assez rapidement parce que l’économie est suffisamment petite pour ne pas vous heurter à des lobbys. J’ai parlé de ça à la plus grande émission dominicale de l’Islande et le lendemain tout le monde en parlait. Il était clair que de nombreux Islandais soutenaient l’idée.

Je suis retourné là-bas en compagnie de 13 consultants juridiques pour réfléchir aux différents moyens pour mettre ça en place. Vu que j’étais un étranger, il fallait que les Islandais s’emparent eux-mêmes de l’idée, sinon le projet n’allait jamais aboutir. Il fallait que l’idée se diffuse sur l’île. J’ai travaillé dur et nous avons pondu une proposition de loi, rédigée en islandais, et présentée au Parlement. Le projet a été soumis au vote et a été adopté à l’unanimité.

 

 

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